LETTRES SUR LA VIE DE HAYDN – N°3 : la musique comme vocation.

Extraits des « Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase » par Stendhal,Giuseppe Carpani,Théophile Frédéric Winckler,Friedrich von Schlichtegroll

« Moins précoce que Mozart, qui, à treize ans, composa un opéra applaudi, Haydn, à cet âge, fit une messe dont le bon Reuter se moqua avec raison. Cet arrêt étonna le jeune homme ; mais déjà plein de raison, il comprit sa justice : il sentit qu’il fallait apprendre le contre-point et les règles de la mélodie; mais de qui les apprendre? Reuter n’enseignait pas le contre-point aux enfants de chœur, et n’en a jamais donné que deux leçons à Haydn. Mozart trouva un excellent maître dans son père, violon estimé. Il en était autrement du pauvre Joseph, enfant de chœur abandonné dans Vienne, qui ne pouvait avoir de leçons qu’en les payant, et qui n’avait pas un sou. Son père, malgré ses deux métiers, était si pauvre que, Joseph ayant été volé de ses habits, et ayant mandé ce malheur à sa famille, son père, faisant un effort, lui envoya six florins pour remonter sa garde-robe.
Aucun des maîtres de Vienne ne voulut donner de leçons gratis à un petit enfant de chœur sans protection : c’est peut-être à ce malheur que Haydn doit son originalité. Tous les poètes ont imité Homère, qui n’imita personne : en cela seulement il n’a pas été suivi, et c’est peut-être à cela surtout qu’il doit d’être le grand poète que tout le monde admire. Pour moi, je voudrais, mon cher ami, que tous les cours de littérature fussent au fond de l’Océan : ils apprennent aux gens médiocres à faire des ouvrages sans fautes, et leur naturel les leur fait produire sans beautés. Il nous faut ensuite essuyer tous ces malheureux essais : notre amour pour les arts en est diminué ; tandis que le manque de leçons n’arrêtera certainement pas un homme fait pour aller au grand: voyez Shakespeare, voyez Cervantès ; c’est aussi l’histoire de notre Haydn.

Un maître lui eût fait éviter quelques-unes des fautes dans lesquelles il tomba dans la suite en écrivant pour l’église et pour le théâtre ; mais certainement il eût été moins original. L’homme de génie est celui-là seulement qui trouve une si douce jouissance à exercer son art, qu’il travaille malgré tous les obstacles. Mettez des digues à ces torrents, celui qui doit devenir un fleuve fameux saura bien les renverser.
Comme Jean-Jacques, il acheta chez un bouquiniste des livres de théorie, entre autres le Traité de Fux, et se mit à l’étudier avec une opiniâtreté que l’effroyable obscurité de ces règles ne put rebuter. Travaillant seul et sans maître, il fit une infinité de petites découvertes dont il se servit par la suite. Pauvre, grelottant de froid dans son grenier, sans feu, étudiant fort avant dans la nuit, accablé de sommeil, à côté d’un clavecin détraqué, tombant en ruines de toutes parts, il se trouvait heureux. Les jours et les années volaient pour lui, et il dit souvent n’avoir pas rencontré en sa vie de pareille félicité. La passion de Haydn était plutôt l’amour de la musique que l’amour de la gloire; et encore, dans ce désir de gloire, n’y avait-il pas l’ombre d’ambition. Il songeait plus à se faire plaisir, en faisant de la musique, qu’à se donner un moyen d’acquérir un rang parmi les hommes. »

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